L’histoire de Hué racontée par la Rivière des Parfums

Pour reconstituer le passé de l’ancienne capitale impériale du Vietnam, un instituteur à la retraite, Mr Ho Tan Phan, a eu la géniale idée d’interroger les objets piégés dans les filets des pêcheurs de la Rivière des Parfums. Ils se sont révélés aussi riches d’enseignement que des archives écrites.

Alors que je me promenais dans les couloirs de l’université de Hué, je liais conversation avec un professeur d’histoire, qui m’apprit qu’un archéologue local,Mr Ho Tan Phan, était une gloire nationale. Deux articles relatant ses travaux venaient d’être publiés, l’un dans le New York Times, l’autre dans Heritage, la revue de Vietnam Airlines, auxquels il fallait ajouter les articles parus dans la presse locale. Je m’empressais de les lire, ce qui me permit de découvrir le parcours peu banal de cet archéologue. C’est en 1975, lorsque les troupes communistes venues du Tonkin prirent possession de Hué, que la vocation de ce chercheur prit naissance. Comme il était petit-fils de mandarin et, pour cette raison, mis au ban de la société par le nouveau régime, il fit profil bas et commença à se passionner pour l’archéologie.

Deux découvertes faites dans la Rivière des Parfums et dans la lagune proche de l’estuaire l’amenèrent à s’orienter vers cette discipline. Ce fut d’abord la récolte d’un grand nombre de poteries pris dans les mailles du filet d’un pêcheur, puis, suite à une inondation, la mise au jour d’une véritable caverne d’Ali Baba provenant du naufrage de jonques venues de Chine, du Japon, de ports vietnamiens et, probablement aussi, de l’effondrement d’entrepôts installés sur les quais. Les découvreurs de ces trésors qui ignoraient la valeur historique de ces objets, souvent cassés ou abîmés, les utilisaient comme matériau de construction ou pour combler les nids de poules des chemins défoncés. Mr Ho Tan Phan comprit qu’il tenait là une précieuse source d’information. Aussi se mit-il en rapport avec les sampaniers de la Rivière des Parfums et leur acheta, pour des sommes dérisoires, les pièces qu’ils ramenaient dans leurs filets. Ce qu’il n’a cessé de faire depuis plus de 30 ans.

L’histoire de Hué racontée par la Rivière des Parfums


Un fouillis inextricable...
L’archéologue méritait bien une visite. En octobre dernier, je me rendis à Phu Han, un district tranquille de Hué où il habite. Ce jour-là, la cité impériale était inondée, car elle venait d’essuyer le violent typhon Ketsana, qui fit de nombreux morts et la Une des médias du monde entier. Squelettique, les cheveux blancs en désordre et les pieds dans l’eau, Mr Ho m’accueillit à la porte de son jardin, ou plutôt de sa décharge, car le sol était intégralement recouvert de vaisselle souvent en morceaux et les arbres ployaient sous le poids de poteries accrochées aux branches. Mais le clou de la visite était son cabinet de travail où régnait un fouillis inextricable avec des colonnes de marmites empilées, des étagères croulant sous des pots à chaux, une table encombrée de pointes de flèches et de haches préhistoriques, un lit couvert de livres et de revues. Et sur des fils à linge, tendus dans l’embrasure de la fenêtre, séchaient des documents rescapés de Ketsana. « Comme la montée des eaux m’est arrivée rapidement au-dessus de la ceinture, il me fut impossible de sauver la totalité de ma bibliothèque. »


Ne croyez pas que seul le typhon était la cause de ce désordre. Au contraire, il avait été le prétexte à faire un peu de rangement. Justement, comme il s’apprêtait à faire un peu de place à un brûle parfum qu’il venait d’acheter à un sampanier de passage, Mme Ho sortant de la cuisine ne put s’empêcher de hurler : « Encore un de plus. Bientôt toute la maison va être envahie. Maigre comme tu es, tu ferais mieux d’acheter du poulet et des vitamines. » Cause toujours sembla lui répondre Mr Ho, et le brûle-parfum vint s’ajouter aux quelque vingt mille pièces qu’il possédait déjà. « Je les stocke, mais je ne les vends pas. Ce sont mes outils de travail », tint-il à préciser. J’en vins alors à me demander si je n’étais pas en présence d’un hurluberlu, pris d’un amour fusionnel pour les terres cuites. Mais, quand je découvris sur une étagère, le Kim Van Kieu, un classique de la littérature vietnamienne et les ouvrages de Cao Ba Quat, un grand poète du pays, je révisais mon jugement.

Puis j’appris que l’archéologue connaissait les anciens caractères chinois, dont il enseigne la calligraphie à quelques élèves motivés, comme Mlle Vo Thi Huong Lan, qui est une de ses ferventes supportrices. Par elle, j’appris qu’à 71 ans Mr Ho venait de se mettre à l’anglais pour répondre aux étrangers qui le sollicitent. Après trois mois d’apprentissage, il le parle certes encore mal, mais tout de même mieux que le français, pourtant étudié pendant la période coloniale. Preuves étaient faites que Mr Ho Tan Phan était un fin lettré, mais vu le désordre qui régnait dans son atelier, j’avais du mal à réaliser comment il avait pu gagner ses galons d’archéologue.

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Une collection unique
Je le compris, quand un Français se présenta à l’improviste au domicile de Mr Ho. C’était Jean-François Hubert, un expert en arts asiatiques, de renommée internationale, auteur de nombreux ouvrages sur les arts du Viêt-nam, dont les références, pour ceux que cela intéresse, se trouvent sur internet. Ce jour-là, il revenait de Hong Kong où il avait expertisé une vente chez Sotheby. De longue date, il connaît Mr Ho et, deux à trois fois par an, il lui rend visite. « Détrompez-vous, me dit-il, Mr Ho n’est pas un farfelu. Sous le folklore se cache un archéologue tout ce qu’il y a de plus classique. Toutes les pièces que vous avez vues, dans un désordre apparent, sont en fait classées par types. C’est une collection unique à la fois qualitative et quantitative. » Successivement, passèrent sous son oeil d’expert :
- Les haches en pierre et les pointes de flèches en bronze datant de la préhistoire et de la protohistoire.
- Les pots à chaux en céramique des chiqueurs de bétel. Ceux de Mr Ho qui proviennent du naufrage d’embarcations sont souvent sans défaut. « Par contre, précise J.F. Hubert, quand un pot est hors d’usage, il n’est pas jeté car cela porte malheur, mais déposé au pied d’un arbre et vénéré comme un objet sacré. »
- Les jarres en terre cuite utilisées pour le transport ou la conservation des aliments. Les plus courantes sont les cong, en forme d’amphore et sans usage déterminé et les chinh, presque cylindriques et destinés à contenir de la saumure (nuoc mam), de la sauce de haricots et de riz fermenté (tuong), du vinaigre (giam) ou du marc d’alcool de riz (ba ruou).
- Les bols, coupes, tasses, assiettes. Chez les gens aisés, cette vaisselle était en porcelaine locale, et chez les très riches familles en porcelaine chinoise, celle-ci étant connue sous le vocable de « bleus de Hué ». Leur décoration était variée et soignée : jeunes femmes dans un jardin ou vieillards dans un défilé de montagnes ; paysages de collines boisées et de rizières ; feuillages légers de bambous. Par contre, les gens humbles employaient une vaisselle en grès du pays, soit monochrome, soit rehaussée d’un motif rudimentaire : un oiseau ou un poisson.

Le plus souvent, la vaisselle originaire du Viêt-nam n’est pas signée, et quand elle l’est, la signature n’est pas celle de l’ouvrier mais de la fabrique. Par contre, celle de Chine (les bleus de Hué) porte un cachet mentionnant la dynastie de fabrication ou des inscriptions spécifiques. - Les bassines, cuvettes, marmites. Ces ustensiles de cuisine étaient en cuivre martelé, en bronze et le plus souvent en un laiton plus riche en cuivre que celui utilisé en France. A dire vrai, la plupart du temps les ouvriers indigènes se préoccupaient peu de la qualité du métal qu’ils utilisaient, jetant pêle-mêle dans leur creuset des déchets de bronze ou de laiton, de toute nature et de toute provenance : vieux robinets, douilles de cartouches, ustensiles brisés…

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Une lecture de l’histoire
Toutes les poteries de la collection Ho, cassées ou abîmées, ont été examinées attentivement par l’archéologue vietnamien. Et J. F. Hubert de nous expliquer sa méthode : « L’étude commence par l’évaluation de la patine qui donne une idée de l’âge de l’objet. Elle se poursuit par l’examen du matériel qui a servi à le fabriquer : couleur de la terre, aspect des craquelures et de la couverte (émail transparent recouvrant la terre). Toutes ces indications permettent d’affiner l’âge et de situer l’origine de l’objet. Enfin, Mr Ho sent la pièce, car du fait de son nez très fin, il est capable de déterminer l’âge et l’origine d’une poterie à partir de son odeur. Cette technique est très utile pour dater les poteries produites à l’identique pendant plusieurs siècles dans une même fabrique. L’examen terminé, il ne reste plus à Mr Ho qu’à vérifier s’il ne s’est pas trompé, soit en consultant son importante documentation, soit en observant les collections des musées ou, mieux encore, les deux. » La collection de Mr Ho couvre le passé de Hué, de la préhistoire au XXè siècle.

De la préhistoire, il possède des pièces de la culture Sa Huyn (nom d’un village de la côte tonkinoise, à 500 kilomètres au sud de Hué) que l’on croyait être de civilisation dongsonienne et qui est, en fait, comme l’ont démontré les archéologues vietnamiens, de culture pré- Champa. Cette période Sa Huyn est remarquable par ses haches en pierre taillée et polie et ses jarres dont la décoration sent l’influence chinoise. Les plus grandes servaient à pratiquer des rites funéraires. C’est à la fin de cette période qu’apparaissent les premiers pots à chaux en terre cuite et les premières armes en bronze : haches, pointes de lances et de flèches. Une pierre à affûter les armes tranchantes de cette époque a d’ailleurs été ramenée dans un filet de pêcheur. Ensuite, on entre dans l’histoire, avec la période du royaume du Champa qui s’étend de la fin du IIè s après J. C jusqu’au début du XIVe siècle. A cette époque apparaissent des habitudes alimentaires qui perdurent encore aujourd’hui, comme la consommation de riz et de nuoc mam, que l’on mangeait, comme aujourd’hui, avec des baguettes en bambou.

L’histoire se poursuit avec la période du Dai Viet (nom de l’ancien Viêt-nam jusqu’à la dynastie des Ly) qui s’étend jusqu’à 1804. Hué était alors un grand port de commerce, qui avait des échanges réguliers avec la Chine et le Japon, comme l’a démontré la collection de Mr Ho, riche de nombreux exemplaires de poteries de ces pays. Il s’agit là d’un fait nouveau, car jusqu’ici on pensait que Hoi An, au sud de Hué et Van Don, dans la baie d’Along, étaient avec Can Hai, Hoi Thong et Hoi Trieu les seuls grands ports internationaux du Viêt-nam. C’est aussi pendant cette période du Dai Viet qu’apparaissent les crachoirs, d’abord en terre cuite puis en bronze, qui depuis ont disparu. La collection de Mr Ho s’achève à la période coloniale où l’on voit apparaître dans la Rivière des Parfums des fourchettes, des cuillères, des couteaux et des pièces de monnaie estampillées Indochine française. Que va devenir cette collection ? Le souhait de Mr Ho serait qu’elle soit exposée dans sa maison, aménagée en musée. Si ce projet ne se réalise pas, il l’offrira à la ville de Hué.

PIERRE ROSSION

En partenariat avec Gavroche Thailande

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